C'est sans doute la plus vieille loi économique : la mauvaise monnaie chasse la bonne. Appelée loi de Gresham, du nom d'un commerçant anglais du XVI e siècle, elle était déjà exposée dans « Les Grenouilles », pièce du poète grec Aristophane écrite au V e siècle avant notre ère. Aujourd'hui, cette loi n'est plus seulement économique, mais aussi médiatique. La mauvaise monnaie chasse la bonne dans les portefeuilles... et dans l'information. Les malheurs de l'euro et de sa zone saturent les journaux tandis que la montée en puissance du yuan chinois se fait discrètement à l'autre bout du monde, pistée par quelques rares experts.
Cette ascension annonce pourtant un basculement majeur de la finance mondiale, comme il s'en produit une fois par siècle. Et les indices du changement se multiplient. A partir d'aujourd'hui, il sera possible d'échanger des yuans chinois en yens japonais sans passer par le dollar américain. En mars-avril, les experts de la Société Générale ont recensé... 17 signes d'ouverture financière en Chine, de l'accroissement des marges de fluctuation du yuan face au dollar jusqu'à l'autorisation donnée aux banques chinoises de détenir des positions en devises à court terme en passant par l'achat de dette publique chinoise par le Japon et l'annonce du lancement de produits dérivés en yuans à Hong Kong.
En septembre dernier, Air liquide a été le premier groupe français à emprunter en yuans, comme l'avaient fait peu avant Caterpillar ou Volkswagen. Pour Louis Gave, cofondateur du centre d'analyse économique Gavekal, la création d'un marché obligataire en yuans à Hong Kong restera dans l'histoire comme « l'événement financier le plus important de l'année 2011 ».
En septembre dernier, Air liquide a été le premier groupe français à emprunter en yuans, comme l'avaient fait peu avant Caterpillar ou Volkswagen. Pour Louis Gave, cofondateur du centre d'analyse économique Gavekal, la création d'un marché obligataire en yuans à Hong Kong restera dans l'histoire comme « l'événement financier le plus important de l'année 2011 ».
Jusqu'à présent, la « monnaie du peuple », ou renminbi, passait pour devise négligeable. Si la Chine est devenue un géant commercial et l'un des grands de ce monde économique, elle était considérée comme un nain monétaire. Pour Pékin, le contrôle strict de la monnaie et de la finance était une priorité absolue. Pas question de les laisser aux mains du marché ! Un taux de change largement sous-évalué était indispensable pour emmener le pays sur la route d'une croissance débridée, tirée par les exportations. Et il n'était pas question de reproduire les erreurs du Japon, où l'ouverture de la finance dans les années 1980 est soupçonnée d'avoir contribué au gonflement d'une formidable bulle spéculative et au marasme qui a suivi l'explosion de ladite bulle. Ni les errements des dragons d'Asie, qui ont libéralisé leurs finances dans les années 1990 juste avant de connaître à leur tour une grave crise en 1997-1998.
Mais le petit yuan est désormais rentré dans l'adolescence. C'est un choix politique, qui s'explique par deux raisons majeures. D'abord, la sous-évaluation du renminbi passait par un soutien au dollar de plus en plus insupportable. Au fil des ans, la Chine a stocké les plus formidables réserves de change de l'histoire, plus de 3.300 milliards de dollars à l'heure actuelle. En 2006, les trois quarts de ses réserves étaient investies en dollars. Or les Etats-Unis ne peuvent plus être considérés comme le pays de la certitude absolue. Ces dernières années, son déficit budgétaire a été largement financé par de l'argent fabriqué par la Réserve fédérale. Pékin a donc cherché à diversifier ses réserves, où le billet vert ne pèse désormais qu'un peu plus de la moitié du total. Au-delà, le but est clair : cesser d'accumuler de l'argent américain. Quitte à laisser enfin le yuan grandir.
C'est ici que commence la seconde raison : les dirigeants chinois ont décidé de changer le moteur de la croissance chinoise. La consommation et non plus l'exportation doit tirer l'activité. Les salaires doivent donc augmenter. L'an dernier par exemple, ils ont monté de 15 à 20 %. Du coup, les exportations ralentissent tandis que les importations accélèrent. L'excédent des échanges courants chinois, qui avait culminé à 10 % du PIB en 2007, est revenu à 5 % en 2009-2010 et pourrait dépasser à peine 2 % cette année. Dans ses dernières prévisions publiées fin avril, le FMI estime que l'excédent ne remontera pas au-delà de 4 % à moyen terme, alors qu'il prévoyait auparavant un surplus moitié plus grand. Dans le jargon du FMI, le message est clair : avec la flambée des salaires en Chine et son appréciation de 20 % face au dollar depuis 2005, le yuan n'est plus sous-évalué. Dès lors, il devient beaucoup plus facile d'abaisser les barrières qui empêchent les capitaux d'entrer et de sortir de Chine car les investisseurs n'auront plus la tentation d'y investir massivement pour spéculer sur la hausse du yuan. Dans un essai éclairant (1), l'économiste Shahin Vallée montre aussi comment la Chine développe offshore des marchés financiers en yuans, aujourd'hui à Hong Kong et bientôt Londres (où une obligation en yuans est cotée depuis début mai), pour développer le rôle du yuan à l'international sans bousculer les banques en Chine, à la santé fragile.
Bien sûr, la route est longue pour faire du yuan une grande monnaie internationale. Ouverture accrue de la Chine aux mouvements de capitaux, refonte du système bancaire et financier, émission massive d'obligations solides pour que d'autres pays puissent constituer des réserves en yuans, renforcement du cadre légal... Il y en a pour au moins deux décennies de travail. Il faudra aussi prendre toute une série de décisions dans un jeu politique qui se complique. Mais les Chinois ont prouvé leur capacité à agir à long terme. Et surtout, contrairement aux Japonais et aux Allemands dans les années 1980, ils semblent avoir envie de faire de leur monnaie une grande devise internationale, avec les responsabilités qui vont avec. L'euro n'est pas devenu assez puissant pour contester le dollar. Le yuan pourrait constituer le premier vrai rival de la monnaie américaine, qui domine le monde financier depuis près d'un siècle.
Jean-Marc Vittori sur www.lesechos.fr le 01/06/2012
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