mardi 13 mars 2018

Implications des nouveaux systèmes d’armements russes


Pendant la guerre russo-géorgienne d'août 2008, les opérations de la 58e armée russe ont été qualifiées de « contrainte à la paix ». Le terme est approprié, si on se rappelle ce qui était réellement en jeu. Les Russes ont gagné cette guerre et, de fait, contraint la Géorgie à adopter une humeur beaucoup plus paisible. En termes Clausewitziens, les Russes ont atteint l'objectif principal de la guerre en forçant l'ennemi à faire la volonté de la Russie. Les Russes, comme l'ont montré les événements des 19 dernières années, n'ont plus aucune illusion quant à la possibilité de quelque conduite civilisée que ce soit de la part de l'Occident en général, et moins encore de la part des États-Unis en particulier, qui continuent à se prélasser dans la bulle qui les isole de toutes les voix extérieures pouvant parler raison ou paix. Le bilan global américain pour les quelques dernières décennies ne requiert aucune espèce d'élaboration : c'est un record de désastres militaires et humanitaires.
Le discours du 1er mars 2018 de Vladimir Poutine à l'Assemblée Fédérale de Russie n'a pas traité des élections présidentielles russes qui arrivent, comme beaucoup le voudraient dans l'Occident obsédé par ces choses. Le discours de Poutine a eu pour sujet la contrainte des « élites » de l'Amérique, sinon à la paix, du moins à une espèce de santé mentale, étant donné qu'elles sont aujourd'hui complètement détachées des réalités géopolitiques, militaires et économiques d'un monde en train d'émerger. Comme ce fut le cas en Géorgie en 2008, la contrainte est fondée sur la puissance militaire. L'armée russe pré-Choigou, malgré toutes ses carences réelles ou supposées, a eu raison de l'armée géorgienne – entraînée et partiellement armée par les USA – en à peine 5 jours : la technologie, les troupes et l'art opérationnel de l'Armée russe étaient tout simplement meilleurs. À l'évidence, un tel scénario n'est pas possible entre la Russie et les États-Unis ; c'est-à-dire, à moins que le mythe de la supériorité technologique US vole en éclats.
Les élites du pouvoir américain, dont la majorité n'a jamais servi un seul jour sous les drapeaux, n'a jamais fréquenté aucune académie militaire sérieuse et dont l'expertise, en matière de technologies militaires et de questions géopolitiques s'est limitée à un ou deux séminaires sur l'armement nucléaire, et dans le meilleur des cas de figure, sur les efforts du Service de la Recherche du Congrès, ne sont tout simplement pas qualifiés pour saisir la complexité, la nature et l'application de la force militaire. Ils n'ont tout simplement aucun point de référence. Cependant, étant le produit de la culture pop-militaire, autrement connue sous les noms de porno-militaire et de propagande, ces gens – cette collection d'avocats, de « politologues », de sociologues et de journalistes, qui dominent la cuisine stratégique où cuisent en non-stop des doctrines géopolitiques et militaires délirantes – ne peuvent comprendre avec certitude qu'une seule chose : quand leurs pauvres chéris prennent un coup de pied aux fesses ou entre les deux yeux.
Le message de Poutine aux États-Unis a été extrêmement simple : il leur a rappelé le refus condescendant des USA de seulement prendre en considération la position de la Russie sur le traité ABM [« Traité sur les Missiles Antibalistiques »]. Comme l'a dit Jeffrey Lewis dans un moment de surprenante sobriété pour Foreign Policy Magazine :
La genèse réelle de la nouvelle génération de bizarre armement nucléaire de la Russie ne se trouve pas dans la toute récente Nuclear Posture Review, mais dans la décision de l'administration de George W. Bush en 2001 de se retirer unilatéralement du Traité sur les Missiles Antibalistiques, et dans l'échec bipartite des administrations Bush et Obama de s'engager de manière significative  envers les Russes sur leur préoccupation quant aux « missiles de défense » américains. Poutine l'a clairement dit dans ses remarques : « Pendant toutes ces années, depuis le retrait unilatéral US du traité ABM, nous avons travaillé intensivement sur les équipements et les armes avancées qui nous ont permis d'opérer une percée en développant de nouveaux modèles d'armes stratégiques ». Ces percées technologiques sont là aujourd'hui. Hélas, nous n'avons jamais opéré les percées diplomatiques dont nous avions besoin.
Le message de Poutine a été clair : « Vous ne nous avez pas écouté alors, vous allez nous écouter maintenant ». Après quoi, il a poursuivi par ce qui ne peut être décrit que par « un Pearl Harbour militaro-technologique bute sur Stalingrad ». Les ramifications stratégiques des derniers systèmes d'armement présentés par Poutine sont immenses. En fait, elles sont historiques par nature. Bien entendu, beaucoup des « spécialistes » américains, comme il fallait s'y attendre, n'y ont vu que des fanfaronnades et les ont écartées avec dédain. C'est ce à quoi il fallait s'attendre de la part de la communauté des « experts » militaires US. D'autres n'ont pas été aussi dédaigneux et certains, même, ont subi un choc profond. L'impression générale, aujourd'hui, un jour après la présentation de Poutine, peut être décrite en termes simples de la façon suivante : le fossé entre les missiles des deux puissances est réel, et, en fait, il ne s'agit pas d'un fossé mais d'un véritable abîme technologique. Paradoxalement, cet abîme ne se situe pas là où beaucoup l'admettent – tels que le missile balistique Sarmat RS28 par exemple, dont l'existence et les principales caractéristiques sont plus ou moins connus depuis des années. C'est indéniablement une réussite technologique impressionnante qu'un missile balistique d'une portée pratiquement illimitée, également capable de trajectoires qui rendent inutile toute espèce de Défense Anti-missile. Quand tout est dit, être attaqués du Pôle Sud via l'Amérique du Sud n'est pas une éventualité que l'armée US est capable d'affronter. Probablement pas pendant de très nombreuses années.
Le système russe d'armement planeur hypersonique M = 20+ appelé Avangard, qui est déjà produit en série, n'est pas non plus un développement inattendu – les USA ont leur propre programme, quoique pas encore performant, pour ce type d'armement, et ces idées étaient envisagées  aux USA depuis la mi-2000, sous l'égide du PGS (= Prompt Global Strike « Frappe Rapide Globale »). Oui, ce sont là des réussites technologiques étonnantes de la part de la Russie –le terme « bizarre » qu'emploie Jeffrey Lewis servant d'euphémisme à « nous n'avons rien de comparable » – mais ce n'est même pas là que devrait être le choc réel. Plusieurs de mes articles sur cette ressource se sont focalisés précisément sur le secteur où les États-Unis sont lanterne rouge : les missiles de croisière, de toutes sortes. J'ai prédit, il y a bien des années, que le déclin militaire américain réel viendrait de là. Aujourd'hui, il est manifestement évident que la Russie détient un avantage militaro-technologique écrasant en matière de missiles de croisière et aéro-balistiques, et qu'elle a des décennies d'avance sur les USA dans ce champ d'action crucial.
Pendant que tous les pontes de l'« expertise » occidentale discutaient ces systèmes d'armement exotiques et indubitablement impressionnants destinés au largage d'armes nucléaires avec la plus grande précision sur n'importe quel point du globe, beaucoup de vrais professionnels ont tout à coup manqué d'air quand a été dévoilé le Poignard (Kinshal). Celui-là change véritablement la donne : géopolitiquement, stratégiquement, opérationnellement, tactiquement, et psychologiquement. On savait déjà depuis un certain temps que la Marine russe déployait un missile antinavires 3M22 Zircon capable d'atteindre M=8+. Comparé à l'impressionnant Zirkon virtuellement non-interceptable par quelque défense aérienne que ce soit, le Kinzhal ne choque que par ses capacités. Celui-ci, qui est un missile antibalistique conçu d'après le modèle des Iskander, pouvant atteindre M=10+, hautement manœuvrable, d'une portée de 2000 kms et transporté par des MiG-31BM, vient de réécrire le manuel de la guerre navale. Il rend les grandes flottes de surface et leurs nombreux combattants parfaitement obsolètes. Non, vous n'avez pas mal lu : aucun système de défense anti-aérienne ou anti-missiles dans le monde, aujourd'hui (peut-être à l'exception du M-500 qui arrive, spécifiquement destiné à l'interception de cibles supersoniques) n'est capable de rien y faire, et il y a gros à parier qu'il faudra des décennies pour trouver l'antidote. Pour être très précis : aucun système de défense moderne ou envisageable, déployé aujourd'hui par aucune flotte de l'OTAN, ne peut intercepter ne fût-ce qu'un seul missile doté de ces caractéristiques. Une salve de 5 ou 6 de ces missiles garantit la destruction de tout CBG (carriers battle group, « groupe d'intervention porte-avions ») ou tout autre groupe de surface d'ailleurs, et tout cela sans même faire usage de munitions nucléaires. 

L'utilisation d'une telle arme, surtout depuis que nous savons qu'elle est déjà déployée dans la Région Militaire Méridionale de Russie, est très simple : le point de largage le plus probable de missiles par les MiG-31 se trouvera dans les eaux internationales de la Mer Noire, fermant ainsi toute la Méditerranée Orientale aux navires ou groupes de navires de surface. La Russie est également en mesure de fermer complètement le Golfe Persique. Cette utilisation peut également créer une vaste zone d'exclusion dans le Pacifique, où les MiG-31BM de Yelizovo, au Kamtchatka, ou de la Base aérienne Centralnaya Uglovaya à Primorski Krai, seront capables de patrouiller à de très grandes distances sur l'océan. C'est remarquable, cependant, que la plateforme actuelle de lancement du Kinzhal soit le MiG31, indéniablement le meilleur intercepteur dans l'histoire. Il est évident que la capacité du MiG31 à atteindre de très grandes vitesses supersoniques (très au-delà de M=2) est un facteur-clé dans le lancement. Mais laissons de côté les processus de lancement de cette arme terrifiante. Les conséquences stratégiques du déploiement opérationnel de Kinzhal sont les suivantes :
– Il renvoie définitivement les porte-avions à une niche de simples projecteurs de puissance contre des adversaires faibles et sans défense et très éloignés de la zone maritime de la Russie, que ce soit en Méditerranée, dans le Pacifique ou l'Atlantique Nord. Cela signifie aussi une zone d'exclusion complète pour tous les 33 destroyers et croiseurs US équipés d'Aegis, qui ont une importance cruciale dans le Ballistic Missile Defense américain.
 – Il rend les CBG classiques, considérés comme force de frappe contre un pair ou un quasi-pair, complètement obsolètes et inutiles; il rend également tout navire de combat de surface sans défense, indépendamment de ses capacités en défense anti-aérienne ou anti-missiles. Il annule complètement des centaines de milliards de dollars d'investissements dans ces plateformes et armements, qui ne sont plus rien d'autre, tout à coup, que des cibles sans défense. Toute la conception de la guerre air-mer, alias Joint Concept for Access and Maneuver in the Global Commons (JAM-GC), qui est la pierre angulaire de la domination mondiale américaine, devient simplement inutile, catastrophe à la fois doctrinale et financière
– Le contrôle des mers et l'interdiction maritime changent de nature et fusionnent. Ceux qui possèdent de telles armes possèdent littéralement de vastes espaces maritimes, qui ne sont limités que par la portée du Kinzhal et de ses transporteurs. Il enlève aussi tout soutien de surface aux sous-marins dans les régions concernées, les exposant ainsi aux patrouilles aériennes de l'ASW [Anti-Submarine Warfare, « guerre anti-sous-marine »] et aux navires de surface. L'effet est multiplicatif et profond.
La Russie a beaucoup de ces transporteurs : le programme de modernisation des MiG-31 en BM tourne à plein régime depuis plusieurs années déjà, les unités de l'Armée de l'Air de première ligne voyant arriver un nombre considérable de ces avions. On comprend très bien maintenant pourquoi cette modernisation a été entreprise : elle a fait des MiG31-BM des plateformes de lancement pour le Kinzhal. Comme le major-général de la Navy James L. Jones l'a exprimé en 1991, après la première guerre du Golfe : « Tout ce qu'il faut pour paniquer un groupe de bataille, c'est que quelqu'un jette un ou deux tonneaux de 50 gallons dans l'eau. » Le Kinzhal supprime efficacement toute force de surface non-suicidaire à des milliers de miles des côtes de la Russie et ôte toute signification à ses capacités. En langage profane, cela ne signifie qu'une chose : toute la composante de surface de l'US Navy devient une force complètement creuse, tout juste bonne pour les défilés et les manifestations d'intimidation, proches ou dans les eaux de nations  faibles ou sous-développées. Et cela peut être fait pour une infime fraction du prix astronomique des plateformes et armements US.
Il est très difficile, à ce stade de prédire entièrement les retombées politiques qu'aura, aux États-Unis, le discours de Poutine. Ce qui est facile à prédire cependant, c'est l'utilisation qui sera faite du cliché rebattu de l'asymétrie. L'utilisation de ce cliché ne correspondra pas à la réalité. Ce qui s'est produit le 1er mars de cette année, avec l'annonce et la démonstration des nouvelles armes russes, n'est pas asymétrique, c'était la prise en compte de l'arrivée définitive d'un paradigme complètement nouveau dans la guerre, dans la technologie militaire et, par voie de conséquence dans l'art stratégique et opérationnel. Vieilles règles et ancien savoir ont cessé d'être d'application. Les États-Unis n'étaient pas et ne sont toujours pas préparés à cela, en dépit du fait que de nombreux professionnels, y compris aux USA, avaient avertis des nouveaux paradigmes militaro-technologiques et mis en garde contre la complète myopie et l'hybris de l'Amérique dans tout ce qui touche au militaire. Comme le colonel Daniel Davies a été forcé de l'admettre :
 « Quelque justifiée qu'ait été la fierté à une certaine époque, elle s'est rapidement transformée en déplaisante arrogance. Maintenant, c'est un véritable danger pour la Nation. Il n'y a peut-être pas de meilleur exemple de ceci que le système d'acquisitions dysfonctionnel du Pentagone. »
On peut prédire aujourd'hui, dans le contexte actuel de la démarche américaine en matière de guerre, qu'il n'y aura pas de réponse technologique sensée de l'Amérique à la Russie dans un futur prévisible. Les Américains n'ont tout simplement pas les ressources qu'il faut, mise à part la planche à billets, et feraient complètement faillite s'ils essayaient de s'y atteler. Mais le fait est, et les Russes le savent, que le discours de Poutine n'avait pas pour but de menacer directement les États-Unis qui, qu'on le veuille ou non, sont simplement sans défense contre la pléthore des armes hypersoniques russes. La Russie ne s'est pas donné pour but de détruire les États-Unis. Les actes de la Russie sont dictés par une seule nécessité : celle de pointer un fusil sur une brute épaisse, alcoolique et braillarde, qui joue du couteau dans un bar, pour la forcer à écouter ce que les autres ont à lui dire. En d'autres termes, la Russie amène le fusil dans une rixe à l'arme blanche, et il semble que ce soit la seule façon possible d'en user avec les États-Unis aujourd'hui.
Dans le cas hautement souhaitable où les mises en garde et la démonstration de la supériorité militaro-technologique russe auraient un effet, comme c'est l'intention russe depuis le début, quelque conversation de bon sens sur le nouvel ordre du monde pourrait enfin commencer entre des acteurs géopolitiques-clé. Le monde ne peut plus se permettre de laisser le champ libre à un état-voyou, plein de vide et mégalomane, qui ne sait pas ce qu'il fait et menace la stabilité et la paix du monde. L'hégémonie autoproclamée de l'Amérique a pris fin là où les choses comptent pour tout hégémon réel ou supposé : dans le domaine militaire. Elle a pris fin depuis quelque temps déjà, il a juste fallu le discours de Poutine pour démontrer la pertinence du bon vieux truisme d'Al Capone, qu'on va plus loin avec une bonne parole et un fusil qu'avec une bonne parole toute seule. Après tout, la Russie a vraiment essayé de la bonne parole toute seule. Cela n'a pas marché et les États-Unis n'ont qu'eux-mêmes à blâmer pour cela.
Andrei Martyanov sur The Unz Review le 12/03/2018

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