dimanche 31 janvier 2016

Le mafia blues des yakuzas

Au Japon, les yakuzas, qui s'étaient efforcés de se construire une image de corps social utile, sont désormais traqués et doivent se réinventer pour subsister.

Un immeuble brun et étroit. Les vieux stores fatigués sont tirés. Quartier de Roppongi, au cœur de Tokyo, juste en face du prestigieux Ritz-Carlton. A dix heures pile, trois quarantenaires, cheveux courts, costumes gris stylés, sortent accueillir le passager d'une berline noire. Ils s'inclinent sèchement. Sûrement un « kobun », un lieutenant du parrain. Les parapluies l'escortent dans l'immeuble de six étages où est établie, depuis 1972, la troisième plus large organisation de yakuzas du Japon, la Inagawa-kai. L'adresse du siège est sur les cartes de visites des 3.300 membres de l'organisation. La police passe de plus en plus souvent. Et même, les autorités judiciaires américaines font désormais suivre vers ce bâtiment leurs décisions de gels des actifs des cadres de l'organisation. En 2009, le projet­ de déménagement des bureaux du groupe vers un autre quartier avait provoqué un tollé des habitants du site sélectionné. L'organisation avait renoncé.

Au Japon, les yakuzas, qui s'étaient efforcés, avec la bénédiction des élites politiques et économiques, de se construire une image chevaleresque de corps social utile, sont désormais traqués et doivent se réinventer pour subsister. « L'objectif est de les faire disparaître complètement », martèle le lieutenant Tetsuya Yamamoto, vice-directeur du département de la police nationale (NPA) chargé de la lutte contre les « boryokudan », littéralement les « groupes violents ». Car le mot même de « yakuza », qui fait référence à une main perdante dans un très ancien jeu de cartes, n'est plus utilisé par les autorités.

Lointaine héritière comme les autres clans du pays des organisations de joueurs professionnels et des colporteurs du XVIIe siècle, l'Inagawa-kai avait pourtant prospéré en pleine lumière pendant des décennies dans la région de Tokyo et de Yokohama. Au début du XXe siècle, les yakuzas­ avaient maté des mouvements sociaux pour le pouvoir. Juste après la Seconde Guerre mondiale, ils avaient régulé des marchés noirs, permettant une reconstruc­tion plus rapide. Plus tard, ils s'étaient rapprochés d'élus conservateurs pour faciliter la signature de contrats ou réduire l'influence communiste.

Jamais formellement « interdites », les organisations de yakuzas avaient pu sécu­riser, sans entraves, leur contrôle de la prostitution, du divertissement, du jeu clandestin et de l'usure aux petites entreprises et aux particuliers, avant de s'immiscer plus profondément dans la vie économique. Les entreprises leur confiaient les « sales besognes », les négociations musclées que le droit japonais ne savait solutionner. Leur supervision garantissait des rues sans délinquance. A leur apogée dans les années 1960, ils comptaient plus de 180.000 membres. Mais, l'an dernier, ils n'étaient plus que 53.300, selon la NPA. « Cette demande sociale qui a existé, un temps, pour les yakuzas a disparu », explique l'avocat Hideaki Kubori.

Racket et surveillance

A Kabukicho, un quartier coquin de Tokyo, ils patrouillent pourtant encore sous les néons aguicheurs et les affiches de jeunes femmes en Bikini. Chaque semaine, les magazines suivant leurs activités racontent l'arrestation d'un yakuza ayant voulu racketter un salon de massage offrant plus que de la relaxation musculaire ou un bar à hôtesses dénudées. Les gangs réclament toujours à ces établissements la « mikajime », ou l'argent de la protection en échange de la surveillance des lieux ou d'une aide au recrutement des filles, parfois venues de l'étranger. On parle de 150.000 yens (1.100 euros) par mois et par boutique. « Les paiements, exclusivement en liquide, font officiellement référence à de la location de plantes vertes, de tableaux ou à la livraison de serviettes chaudes », raconte un spécialiste. Plus loin, ils gèrent encore des casinos clandestins, connus dans le milieu sous le nom de « killing rooms » organisés pour « plumer » des joueurs riches. Fin 2011, le PDG de Daio Paper, un grand groupe familial, avait été mis en examen après avoir reconnu qu'il avait puisé dans les comptes du groupe plus de 10 milliards de yens (120 millions d'euros à l'époque) pour éponger ses dettes. Il avait évoqué des mises malheureuses à Macao, mais les tabloïds avaient découvert ses fréquentes visites dans des salles de jeu truquées de Tokyo.

Dans son dernier livre blanc, la NPA pointe aussi le maintien de revenus des « boryokudan » générés par le trafic de drogue, mais les arrestations liées aux stupéfiants ne cessent de reculer. Seuls 12.951 cas avaient été recensés en 2013. Ils concernaient essentiellement l'importation ou la distri­bution d'amphétamines, comme le « crystal meth », la cocaïne et l'héroïne n'ayant jamais réellement pénétré l'Archipel.

Hors de ces activités mafieuses « traditionnelles », les yakuzas tentent encore de racketter ou de contrôler les industries qui avaient fait leurs fortunes dès les années 1970. « Ils ont été pendant longtemps très présents dans le secteur de l'immobilier », rappelle Landry Guesdon, un avocat du cabinet Iwata Godo. Un ancien de Morgan Stanley se souvient d'une acquisition d'immeuble que sa banque avait finalement refusée dans les années 2000. « Le vendeur n'arrivait pas à faire partir certains des locataires. Pour les "convaincre", il avait fait appel à une organisation de yakuzas qui chaque jour envoyait des gros bras faire courir leurs pitbulls dans les couloirs, où vivaient les grands-mères récalcitrantes. Des gars baraqués et tatoués faisaient aussi gentiment leur étirements torse nu dans les ascenseurs », raconte-t-il. « A l'époque, ces méthodes de pression étaient courantes, mais les choses changent », assure l'homme d'affaires, qui note aussi un essoufflement de leur présence dans les investissements. Comme toutes les entreprises, ils s'étaient endettés, dans les années 1980, pour multiplier les acquisitions d'immeubles et même de terrains de golf, avant d'être frappés par l'explosion de la bulle. Ils n'auront jamais remboursé.

De cette époque faste où ils contrôlaient des centaines d'entreprises « légitimes » d'immobilier ou de BTP, ils ont gardé un poids sur le segment de la construction et apparaissent encore en mesure de mobiliser une importante main-d'œuvre dans un Archipel paralysé par l'effondrement de sa population active. Plusieurs organisations criminelles sont ainsi soupçonnées de par­ticiper au chantier de démantèlement de Fukushima, où les radiations imposent un rapide renouvellement des équipes. D'autres se sont repliées sur la gestion de déchets industriels dangereux ou des déchets municipaux. « De grands acteurs étrangers du secteur ont même dû abandonner leur projet sur ces marchés », confie Landry Guesdon. Mais les revenus de ces activités sont faibles. Et les entreprises traditionnelles leur résistent. « Dans les grands groupes cotés en Bourse, on ne peut plus suspecter aujourd'hui les directions de collusion avec les yakuzas », assure Hideaki Kubori.

Il y a quelques années encore, elles devaient­ souvent céder au chantage des « sokaiya ». Des yakuzas qui accumulaient des titres d'une entreprise ciblée et menaçaient les groupes d'organiser des esclandres lors des assemblées générales d'actionnaires ou d'humilier les dirigeants. Mitsubishi Motors, Nomura Securities ou encore la Dai-Ichi Kangyo Bank (maintenant intégrée à Mizuho Financial Group) avaient cédé. « Puis l'arsenal législatif contre le crime organisé a été renforcé et cette forme de racket a disparu­ », indique l'avocat.

Un grand ménage

Les yakuzas n'amusent plus Tokyo. Depuis une loi antigang de 1992, leurs activités sont criminalisées et les « kumicho », les « pères de famille » de chaque organisation, sont désormais tenus responsables des moindres faits et gestes de leurs protégés. En 2011, de nouvelles ordonnances qui visent les entreprises soupçonnées d'entretenir sciemment des liens économiques avec des membres de la pègre ont provoqué un grand ménage. Dans les entreprises étrangères, des retraités de la police sont maintenant souvent consultés pour faire le point sur des clients trop pressants ou des partenaires potentiels jugés suspects. Les banques du pays ont rouvert leurs fichiers après avoir été épinglées en 2013 dans la vente de polices d'assurance auto à des membres d'un gang dont elles n'avaient pas cherché à connaître l'origine des revenus. Elles avaient simplement laissé leurs clients signer une clause – comme le font toutes les personnes ouvrant un compte ou validant un contrat commercial au Japon – assurant qu'ils n'étaient pas liés aux « boryokudan ». Punies par leur régulateur, les institutions finan­cières se veulent désormais irréprochables.

Tous les mois, Atsushi Fukasawa, un associé du cabinet Iwata Godo, se rend donc dans des agences bancaires du pays pour offi­ciellement clôturer les comptes de yakuzas identifiés dans une nouvelle grande base de données nationales. « La police est toujours dans une salle voisine. Je leur remets leur argent dans un sac. Et ils s'en vont. Ils ne se plaignent jamais de peur d'être arrêtés et de voir le "kumicho" impliqué », explique l'avocat.

Devenus des parias, les yakuzas s'enfoncent dans la clandestinité et tentent d'affiner leurs stratégies. Après la crise financière, le « Lehman Shock », de 2008, ils auraient recruté des traders et des analystes licenciés pour affiner leurs connaissances des marchés financiers et organiser de nouvelles arnaques. Parfois, ils sont encore mis en cause dans des faillites de PME cotées sur des marchés annexes. Ils accumulent, en secret, les titres de sociétés et tentent de manipuler les cours en activant des rumeurs ou en jouant d'informations glanées par leurs réseaux. Une confession d'un patron sur l'oreiller à une amie, aux charmes tarifés.

Ne croyant pas à ces conversions, le lieutenant Tetsuya Yamamoto estime que la perte de leurs revenus classiques a plutôt poussé, ces dernières années, les criminels vers des escroqueries de plus en plus minables. Un coup de fil à une vieille grand-mère isolée pour se faire passer pour son petit-fils vivant loin en ville et ayant soudain besoin d'un transfert bancaire de 20.000 ou 30.000 yens (250 euros). Des affiches mettant en garde contre cette technique baptisée « ore-ore sagi » sont désormais distribuées.

L'image « chevaleresque » des yakuzas a été écornée. « Ils n'arrivent plus à recruter de jeunes membres », indique Atsushi Mizoguchi, un expert indépendant. Ils ne peuvent plus avoir de compte en banque, louer d'appartement ou se payer un abonnement à la gym. Et doivent constamment faire profil­ bas. Les tatouages sont évités. Les doigts coupés se racontent en légendes.

Et même l'autorité des plus puissants parrains­ est contestée, explique l'expert, qui voit dans l'éclatement, à l'automne 2015, du plus grand clan du pays, la Yamaguchi-gumi, un révélateur de cette profonde crise économique du crime organisé. « Un "kumicho" de Kobe a fait sécession et débauché un tiers des effectifs de l'organisation mère après avoir promis qu'il allait fortement baisser les contributions mensuelles traditionnellement demandées à chaque membre », explique-t-il. Pour son anniversaire, le parrain « rebelle » n'exigera, par ailleurs, aucun « cadeau », alors que Shinobu Tsukasa, le puissant leader de la Yamaguchi-gumi, qui contrôlait avant cet éclatement 40 % de tous les yakuzas du pays, impose à ses hommes la remise, tous les 25 janvier, d'une enveloppe d'au moins 100 millions de yens. « Ce n'est plus tenable », lâche Atsushi Mizoguchi. « Leur déclin est irrémédiable », confirme le vice-directeur de la police, qui ne voit plus dans les « boryokudan » un « mal nécessaire » pour contenir la délinquance. Mais seulement un mal qu'il faut éliminer.

Par Yann Rousseau sur www.lesechos.fr le 31/01/2016

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